La protection et la restauration des mers et des océans passe par le développement de « l’économie bleue », c’est-à-dire d’activités économiques durables, et de la « finance bleue » pour financer l’investissement dans ces activités.
La Conférence des Nations Unies sur l’Océan à Nice du 9 au 13 Juin est le grand rendez-vous politique mondial sur la protection de l’océan. Cette conférence est précédée par une réunion du Blue Economy and Finance Forum (BEEF) à Monaco les 7 et 8 Juin, qui a l’ambition d’ouvrir de nouvelles perspectives pour l’économie et la finance bleue.
A quelques jours de ces grands rendez-vous, on constate que le développement de la finance bleue, notamment sur fonds privés, est plus difficile que dans d’autres domaines de la finance durable, et ne représente encore que des montants nettement insuffisants, mais que des solutions spécifiques et des progrès se font jour qu’il conviendrait d’accélérer.
Ces deux rendez-vous pourraient constituer une étape décisive pour accélérer le développement de la finance bleue.
1) Economie bleue et finance bleue
La finance bleue apporte des fonds (dons, subventions, prêts, investissements en capital, garanties…) pour des projets et des investissements durables dans l’économie bleue, c’est-à-dire dans les activités suivantes dans le secteur maritime et côtier :
- protection et restauration des écosystèmes,
- économie marine régénérative,
- dépollution (déchets industriels, plastiques etc),
- recyclage (plastiques par exemple),
- pêche durable et lutte contre la surpêche (y compris par l'innovation technologique : satellites, IA...),
- aquaculture durable,
- autres produits de la mer : algues par exemple,
- transport maritime durable et décarbonation progressive du transport maritime, câbles sous-marins,
- tourisme durable,
- énergies renouvelables maritimes (éolien et solaire offshore, désalinisation par énergie solaire, turbines hydrauliques…).
En revanche, la finance bleue n’apporte pas de fonds aux activités marines polluantes ou carbonées, comme le pétrole ou le gaz offshore, ni aux activités traditionnelles lorsqu’elles portent atteinte à l’environnement : surpêche, surtourisme, activités polluantes...
2) Les montants de finance bleue sont beaucoup trop faibles par rapport aux enjeux
Il est difficile d’avoir une vue complète du montant des financements « bleus », mais les différentes études sur ce sujet donnent toutes des montants peu élevés et convergent sur le fait que la finance bleue provient surtout des sources publiques (États, collectivités), para-publiques (banques multilatérales de développement), des fondations et ONG. Le secteur financier privé a une contribution nettement plus faible.
Le rapport de Blue Invest (fonds financé par la Commission européenne) de mars 2024 estime le montant annuel total des financements bleus à 21 Mds € sur les 10 dernières années, dont 16,8 Mds € de sources publiques nationales ou internationales et 4,2 Mds € de finance privée. Si on rapproche ce montant de l’estimation du produit mondial brut de l’océan (PMB), qui se situe entre 2.000 et 3.000 Mds $, les financements bleus représenteraient ainsi entre 0,7 et 1% de ce PMB chaque année.
Le rapport estime aussi qu’il faudrait 147 Mds € par an d’ici 2030, ce qui laisse un besoin net de 126 Mds €. Par exemple, le besoin net à financer pour les aires maritimes protégées, outil essentiel de protection/restauration d’écosystèmes marins, est estimé à 780 Mns $ par an pour la seule Méditerranée.
La faiblesse des montants de finance bleue apparaît aussi quand on la compare aux autres financements à but environnemental ou climatique. Ainsi l’encours actuel des « Obligations bleues » (Blue bonds) s’établit à environ 4 Mds $, alors que les seules émissions des « Obligations vertes » (Green bonds) en 2024 se sont élevées à plus de 500 Mds $.
3) La participation du secteur privé à la finance bleue est indispensable, mais se heurte à des difficultés spécifiques
D’une part, comme cela vient d’être rappelé, les besoins de financement sont très élevés et les fonds publics, ainsi que ceux des fondations et ONG, n'y suffisent pas.
D’autre part, la protection et la restauration des écosystèmes doit s'accompagner d’un développement économique pérenne, afin de consolider cette protection et cette restauration.
Il est indispensable de créer des emplois et des revenus, surtout quand il faut arrêter ou réduire des activités installées qui sont néfastes pour le domaine maritime : usine polluante, surpêche, surtourisme, utilisation surabondante de plastiques... Et le secteur financier privé est indispensable pour financer ces projets, ce qui n’est ni le rôle ni l’expertise des autorités publiques ou des fondations ou des ONG.
Toutefois l'intervention du secteur financier privé rencontre des difficultés spécifiques. Il s'agit souvent de projets très localisés et qui ne peuvent se faire qu'en partenariat avec les autorités publiques (responsables du domaine maritime qui ne peut être privatisé) et les populations concernées, parfois par des négociations complexes et qui prennent du temps.
Il s'agit souvent de projets de petite taille, alors que les institutions financières internationales des pays développés préfèrent financer des projets de grande taille en raison de leurs coûts fixes. Enfin la plupart de ces projets se situent dans des pays en développement, où le risque financier est plus élevé.
Pour surmonter ces difficultés, les partenariats public-privé sont le plus souvent nécessaires.
4) Des progrès récents et un écosystème qui se crée, notamment pour financer l’innovation
Dans un article publié en juillet 2024, je rappelais quelques progrès récents et significatifs dans le développement de la finance bleue :
- La publication de lignes directrices sur les Blue Bonds en 2023 par International Capital Market Association (ICMA) et de lignes directrices pour les Blue Loans (prêts bleus) par la Société Financière Internationale en coopération avec ICMA et la Banque Asiatique de Développement ; ces deux publications fournissent un cadre précis facilitant l’utilisation de cet instrument financier ;
- Le développement de fonds d’investissement spécialisés, notamment en Europe ;
- La réalisation de plusieurs opérations d’échange de dette publique d’Etats côtiers en développement contre des investissements de protection et de restauration de leur domaine maritime.
D’autres progrès peuvent être constatés aujourd’hui, même si leur impact immédiat n’est pas toujours visible et si cela reste insuffisant.
On note d’abord un intérêt accru des entreprises financières et non-financières pour l’économie bleue et la finance bleue, en ligne avec le développement d’un cadre juridique international en faveur de la protection et de la restauration de l’océan.
Ainsi, il y avait 3.000 représentants du secteur privé à la Conférence des Nations Unies sur la Biodiversité à Cali en Colombie. Par ailleurs, les grandes entreprises financières et non-financières de l’Union européenne viennent de publier pour la première fois cette année de nombreuses données décrivant leur impact climatique et environnemental, ainsi d’ailleurs que des entreprises non-européennes sur une base volontaire (en application des recommandations de la Taskforce for Nature-related Financial Disclosures, TNFD). Les grandes entreprises qui interviennent dans le domaine maritime apporteront ainsi progressivement une meilleure connaissance des enjeux de durabilité de ce secteur et seront incitées à travailler à le préserver et à le restaurer.
Les interventions des banques publiques de développement continuent à jouer un rôle important et bienvenu. Elles prêtent à long terme à des taux avantageux, elles ont l’habitude de travailler avec les autorités publiques des pays qu’elles financent, particulièrement dans les pays en développement où elles peuvent apporter de l’assistance technique, ainsi que faciliter les prises de décision et la coopération avec les autres apporteurs de fonds, dont les fondations et les acteurs privés. Entre 2019 et 2023, la BEI a prêté 7,3 Mds € à l’économie bleue, qui, avec l’apport d’autres fonds publics et privés, ont généré plus de 30 Mds € d’investissements. La Banque Mondiale est aussi active dans ce domaine : elle a un portefeuille bleu de 8 Mds $, dont des prêts à bas taux d’intérêt dans les pays pauvres. Elle intervient souvent en partenariat non seulement avec les pouvoirs publics, mais aussi des fondations et des financiers privés. De nombreux programmes d’aménagement côtier dans les pays en développement, par exemple en Afrique, se développent grâce à l’intervention des banques multilatérales de développement.
L’octroi de garanties publiques à la finance bleue est un moyen utile de réduire le risque des capitaux privés et de les mobiliser. En Union européenne, la finance bleue peut bénéficier des garanties fournies par le budget de l’Union européenne à la BEI et aux banques publiques nationales de développement pour le programme InvestEU.
In July 2024, € 58 million had been invested in 5 investment funds. The granting of public guarantees has also played a decisive role in the exchange of debt for nature in the maritime field.
En juillet 2024, 58 millions € avaient été investis dans 5 fonds d’investissement. L’octroi de garanties publiques a joué aussi un rôle décisif dans les opérations d’échange de dette contre nature dans le domaine maritime.
La création de multiples fonds investissant dans l’économie bleue est aussi un élément encourageant, particulièrement en Union européenne. Le rapport de BlueInvest en mars 2024 listait 30 fonds bleus pour une valeur totale de 5,6 Mds €. Ces fonds investissent notamment dans des start-ups développant des innovations bénéfiques à l’économie bleue. Ce nombre a fortement grandi depuis, comme l’a illustré le Blue Invest Day organisé par la Commission européenne et la BEI à Bruxelles en mars 2025. Lors de cette journée, des dirigeants de start-ups innovantes dans l’économie bleue ont présenté leurs projets à des représentants d’une cinquantaine de fonds spécialisés pour essayer d’obtenir leur participation aux financements de ces projets. La diversité des innovations déjà financées et des projets présentés était remarquable.
Si l’on additionne les différents financements bleus en Union européenne, leur montant a atteint 8 Mds € en 2024, soit le double du montant de 2023, chiffres cités par le Commissaire Kadis lors du BlueInvest Day.
Conclusion : besoin d’accélérer et importance de la Conférence de Nice sur l’Océan et du Blue Economic et Finance Forum à Monaco.
Les progrès récents de la finance bleue, et particulièrement de la participation du secteur financier privé, sont significatifs mais doivent être notablement accélérés pour sauver l’océan.
La Conférence des Nations-Unies à Nice est une étape essentielle pour soutenir cette accélération. A un moment géopolitique très chahuté et où les engagements en faveur de l’environnement et du climat sont remis en cause aux Etats-Unis, mais aussi par certains pays et par plusieurs parties prenantes en Union européenne, une affirmation que la préservation de l’Océan reste une priorité pour la plupart des pays confortera le secteur public et le secteur privé pour accroître leurs investissements dans l’économie bleue.
La réunion du Blue Economy and Finance Forum (BEFF) à Monaco, juste avant la Conférence de Nice, est une autre étape probablement importante pour l’économie et la finance bleues. Y participeront tous les acteurs concernés sur le plan mondial : gouvernements, innovateurs, communautés côtières, institutions multilatérales, entreprises financières et non-financières, société civile, fondations. Un grand nombre de financements de projets innovants très concrets devraient y être conclus. Ce devrait être aussi une formidable occasion d’échanges d’informations et de bonnes pratiques, notamment dans les innovations technologiques qui foisonnent dans ce domaine ainsi que dans leur financement.
Bibliographie :
Europe Jacques Delors : “Economie bleue : nouvelles approches pour restaurer la biodiversité marine», Renaud Lassus, Mars 2024
BluInvest : “An ocean of opportunities”, PwC for the European Commission, Mars 2024
Europe Jacques Delors : “Finance bleue : une expansion nécessaire pour un enjeu majeur”, Juillet 2024
Word Economic Forum : “4 reasons why 2025 can be a breakthrough year for the regenerative Blue Economy”, Janvier 2025
Standard Chartered : “Towards a sustainable ocean: where there is a will, there is a wave”, Avril 2025